CHAPITRE IV
On disait que les Dieux et leurs fils avaient habité cette montagne, il y avait très longtemps de cela. En ce temps-là, il n’y avait que les Dieux et leurs fils sur Terre et la montagne n’avait certainement pas son visage d’à présent. Il n’y avait pas non plus de forêts, ni d’animaux ni de fleuves. Juste les Dieux et les fils des Dieux.
La Terre, pour tout dire, n’était pas quelque chose de particulièrement accueillant, même pour des Dieux, qui possèdent tous les pouvoirs de la force. C’est ainsi que, un jour, un de ces Dieux qui s’appelait Wash et un autre qui avait pour nom Mouhosc entrèrent en conflit. Mouhosc n’aimait plus cette Terre et Wash au contraire la voulait toute pour lui, et il disait qu’elle était bonne pour les Dieux.
Ils se chamaillèrent longtemps à ce sujet et tous les Dieux prenaient parti, soit pour l’un, soit pour l’autre. C’est ainsi qu’eut lieu une longue guerre entre les Dieux. Cette guerre fit trembler le ciel entier et secoua la Terre d’horrible façon, faisant crever des volcans et donnant naissance à de terribles tornades. On dit que le feu tombait du ciel en pluie serrée, que les Dieux et leurs fils mouraient par milliers.
Mais cette guerre ne résolut rien. Simplement, elle rendit la Terre plus triste à vivre encore et, cette fois, même Wash dut en convenir. Les Dieux se réunirent donc et décidèrent de quitter ce monde pour aller vivre dans l’Autre Ciel, qui est un monde merveilleux, de l’autre côté de notre propre ciel. Là-haut, le soleil brille toujours. On peut le voir quand c’est la nuit sur terre et que le ciel est sans nuages : on aperçoit alors des milliers de trous lumineux que l’on appelle des étoiles, et par lesquels notre monde peut respirer.
On voit aussi cette porte de lumière qui est la Lune et qui sert de passage entre notre univers et celui des Dieux. Parfois, cette porte est ronde, ou bien rétrécie, ou bien elle est fermée et on ne la voit pas. Elle court d’un bout du ciel à l’autre, et c’est pour décourager les esprits mauvais de la Terre qui voudraient passer dans l’Autre Ciel. Dans ces longues périodes où la porte est fermée, c’est le signe que, sur la Terre, les forces du mal sont particulièrement déchaînées, et les hommes doivent alors redoubler de prudence.
Donc, après la guerre des Dieux, ceux-ci décidèrent d’aller vivre de l’autre côté du ciel. Pourtant, ils en avaient gros sur le cœur d’abandonner la Terre, car c’était là qu’ils étaient nés, des milliards d’années plus tôt. Et ils regardaient ce qu’ils avaient fait, et ils hochaient la tête tristement.
C’est alors qu’ils décidèrent de laisser des gardiens sur cette Terre, afin qu’elle ne soit pas vraiment abandonnée. Mais ils n’en trouvèrent point parmi eux qui voulaient rester seuls. « Ce n’est rien, dit Wash. Nous allons les créer. »
Ils parcoururent le champ de bataille et trouvèrent ce qui leur fallait parmi les cadavres. Ici, ils prirent la tête nue d’un Dieu, ici des cheveux, ici encore les mains d’un autre, le corps d’un quatrième, des jambes, des pieds. Ainsi, rassemblant ces diverses parties, ils créèrent un individu qui leur ressemblait fortement.
De cette façon naquit le premier homme. Les Dieux lui donnèrent la vie en soufflant sur ses mains et dans ses yeux, et ils l’appelèrent Ib.
« Tu garderas cette terre, dirent-ils à Ib. Tu te reproduiras et ta vie sera longue. Toi et les tiens, vous garderez ce monde aussi longtemps que vous le voudrez. »
« Oui », dit Ib, et les Dieux s’en allèrent.
Ce fut comme ils l’avaient dit, pendant un certain temps. Jusqu’à ce qu’Ib et ses descendants en aient assez de cette terre désolée. Alors ils appelèrent les Dieux, et ils dirent :
« Nous en avons assez de cette terre. Nous voulons partir avec vous. Mais, nous aussi, nous avons créé des gardiens pour ce monde, et il ne sera pas désolé, ni solitaire. Venez voir. »
Ce que disaient Ib et ses descendants était vrai. Ils avaient créé des gardiens à leur image. Cependant, le travail était mal fait – ce qui est compréhensible car Ib n’était pas un Dieu. Les créatures n’étaient pas immortelles. Elles étaient quelque chose qui pousse, grandit et meurt, comme une plante. Elles devaient donc, pour durer longtemps, se reproduire rapidement. Il leur fallait s’accoupler pour se reproduire, comme s’accouplent le mâle et la femelle des loups.
C’étaient les premiers hommes et les premières femmes. Le premier homme s’appelait Jok, la première femme Ell.
Ils n’étaient pas parfaits, mais agréables à regarder tout de même. Les Dieux furent satisfaits.
C’est ainsi que la descendance de Jok et d’Ell peupla la Terre. Les hommes et les femmes avaient beaucoup de patience. Ils vivaient dans des villages et obéissaient à la loi d’Ib. Ils ne s’unissaient pas entre enfants mâles et femelles de même père. Certains, qui désobéirent, virent leurs enfants, ou les enfants de leurs enfants, devenir des monstres idiots. C’était la punition de leur désobéissance. Mis à part ces Malheureux, les peuples vivaient en paix. Les guerres étaient rares, car c’était encore désobéir que se battre entre villages : Ib, comme les Dieux, n’aimait pas la guerre.
Les hommes et les femmes surent garder la Terre comme il convenait. On vit pousser les forêts, les rivières couler de nouveau. On vit des animaux renaître et se multiplier.
C’était bien et, de plus en plus, les Dieux étaient fiers des hommes. Les Dieux aiment les hommes et ils les protègent contre les forces malignes quand ils le méritent.
C’est encore de cette façon, maintenant.
Les sages et les anciens qui savent disent même que les Dieux préfèrent les hommes et les femmes aux Ibs, car les Ibs n’eurent pas de patience et se déchargèrent de leur ouvrage sur d’autres créatures. On dit que les Ibs, jaloux, descendent parfois de la porte de lune pour venir s’allier aux forces du mal sur terre ; on dit qu’ils voudraient bien se débarrasser des hommes et des femmes, et reprendre leur place, et se faire valoir aux yeux des Dieux.
C’est pourquoi la vie des hommes n’est pas une chose facile, et c’est pourquoi ils doivent toujours faire attention. Ils doivent prendre soin de la première terre des Dieux et obéir aux lois. Quand ils sont morts, s’ils ont bien vécu, les Dieux viennent chercher leur esprit et l’emmènent dans leur nouveau pays. Dans l’Autre Ciel.
Ceci est l’histoire du monde.
Et Niels se l’était répétée fréquemment, depuis quatre jours, tandis que, avec ses compagnons de Voyage, il gravissait la montagne ; cette montagne sur laquelle, dans les temps reculés, les Dieux avaient vécu.
*
* *
C’était la fin du quatrième jour, et depuis l’instant du départ, ils n’avaient cessé de grimper.
La montagne était rude, couverte de forêts épaisses. Au premier jour, Niels avait tué un chevreuil d’une flèche en plein cœur. C’était un signe heureux. Au quatrième jour, ils mangeaient encore cette viande-là.
Le feu trouant la nuit était haut, clair et dansant. Une bonne et brave flamme, de taille à éloigner tous les fauves et les esprits malveillants de la forêt. Piquée aux fourches de bois vert, la viande grillait doucement sur un petit matelas de braises. La lumière diffusée ne formait pas un très grand cercle. Elle colorait simplement, et durement, les visages des hommes accroupis.
Ils attendaient que s’achève la cuisson de la viande, tout en devisant légèrement, lorsque Tolek, jaillissant de l’ombre, pénétra dans la clarté dansante. Son visage était pâle, et il tenait son arc bandé, une flèche encochée.
— Ecoutez ! souffla-t-il.
Par réflexe, ils avaient ramassé leurs arcs ou empoigné leurs lances. Et ils écoutèrent ; ils attendirent, figés, le cœur cognant soudain plus fort.
Ils écoutèrent… Tout autour, c’était le silence creux de la nuit ; c’était la chanson murmurée par les flammes, le chuintement régulier des gouttes de graisse qui tombaient de la viande sur les braises.
Adou glissa.
— Doit-on croire que tu profites de la garde pour dormir et rêver, Tolek ? Et que faut-il entendre ?
La moquerie, pourtant, tomba à plat. Tolek ne lui jeta même pas un coup d’œil. Son visage maigre, spasmodiquement éclairé par en dessous, était obstinément tourné vers l’ombre, vers les taillis d’alentour écrasés de nuit lourde. Pour toute réponse et s’adressant à tous, il glissa entre ses lèvres :
— Quelqu’un est là, dans les taillis. Une bête ou un homme, mais il y a là un être vivant, qui s’approche et nous guette.
— Un être vivant…, murmura Adou. A moins que ce ne soit l’esprit d’un des fils d’Ib, la première créature des Dieux…
— Je ne ris pas, Adou. Et je ne suis pas fou. J’ai nettement entendu parler. J’ai entendu les branches…
— Shtt ! coupa Niels.
Pendant quelques secondes, ils furent comme des statues taillées dans quelque bois dur. Puis, lentement, Niels se redressa. Il tenait fermement, à deux mains, la hampe de sa lance à pointe de métal.
— Tolek n’a pas rêvé, dit-il. J’ai moi aussi entendu.
Ses yeux perçants scrutaient la nuit, en direction de ce craquement de branches sèches qu’il avait su isoler parmi les mille et un petits bruissements de la nuit. Il se mit en marche, courbé, à pas lents, quitta la zone de clarté mouvante.
Ils avaient construit leur feu dans une sorte de clairière pauvrement herbue, et l’espace qu’il avait à franchir pour arriver aux taillis ne dépassait pas une dizaine de pas. Il était comme une ombre se coulant dans l’ombre plus épaisse. Un de ses compagnons le suivait – il percevait sa respiration derrière lui – mais il n’eut pas un seul coup d’œil pour tenter de le reconnaître.
En bordure de taillis, il s’arrêta. L’autre fit de même. Ils attendirent… Et, dans ce laps de temps suspendu, le cœur de Niels se mit à battre plus fort, plus vite ; la tension nerveuse fit trembler ses mains nouées sur le bois de la lance.
C’était là. De cet endroit précis, de cet innommable fouillis de ronces et de branches emmêlées, le bruit était monté. C’était là… le fatras s’ouvrirait, et quelque fauve allait jaillir, les crocs bavants. Ou bien l’épieu d’un Malheureux en chasse, ou bien…
De nouveau, ce froissement de feuilles mortes et de rameaux. En un éclair, Niels leva la lance, prêt à frapper. Et, dans cette même seconde, il entendit claquer la corde de l’arc de celui qui se tenait à un ou deux pas derrière lui. Il entendit siffler la flèche qui s’enfonçait dans le fourré… et le cri perçant.
Dans le quart de seconde, il dut tuer la force qu’il avait mise dans son bras. Ce fut comme un éclair de feu qui lui traversait le crâne et le cœur. La chose vivante, toute proche, bougea dans le taillis, se dressa. La chose avait forme humaine et Niels distingua la tache pâle d’un visage.
— Niels ! non… c’est moi, Niels…
Le compagnon de Niels – c’était Som – qui reposait une seconde flèche sur la corde de son arc poussa un grognement de stupéfaction. Le bras de Niels retomba et le fer de la lance tinta contre la pierre du sol.
— Irilia, souffla-t-il. Par tous les Dieux des forêts, comment peux-tu…
Irilia sortit des broussailles, hagarde, apparemment choquée. Elle s’écroula littéralement dans les bras de Niels, enfouissant son visage dans le creux de son épaule.
— Irilia ! Tu n’as rien, dis ? Parle-moi. Dis-moi si… parle-moi, Irilia.
Un formidable chahut dansait dans la tête de Niels. Irilia était là, et il savait que c’était impossible… mais elle était là. Il savait que c’était un crime, et qu’elle avait failli à l’instant mourir transpercée par la flèche de Som. Peut-être aurait-elle dû mourir… mais rien que d’envisager cette éventualité, en un éclair, il se sentait devenir fou.
Il n’aurait su dire avec exactitude combien de temps dura cette quasi-inconscience… pendant combien de temps il demeura ainsi, hoquetant des propos sans suite, serrant Irilia qui pleurait contre lui. Mais, lorsqu’il retrouva son calme et sa raison, lorsqu’il releva les yeux des cheveux fous d’Irilia, il vit que Som n’était plus là. Il vit, dans un coup d’œil jeté en direction du feu de campement, qu’il avait rejoint les deux autres.
Irilia était folle, assurément. Et lui aussi était fou. Il était fou car une joie profonde le noyait, alors que, logiquement, raisonnablement, il aurait dû trembler de colère et de honte.
Il ramassa sa lance et prit Irilia par un bras.
— Viens, dit-il simplement.
Avec elle, il marcha vers le feu.
Jamais, de toute sa vie, il ne s’était senti aussi heureux. Un grand, un formidable bonheur sans limites… et d’une extrême fragilité, il le savait.
Ils pénétrèrent dans le petit cercle de clarté et se figèrent. Se regardèrent. Le visage d’Irilia était pâle, griffé, barbouillé de larmes et de poussière… mais par tous les Dieux de l’Autre Ciel, qu’elle était belle !
Niels se tourna vers ses compagnons. Ils étaient assis ou accroupis, et ils avaient oublié de retirer la viande qui brûlait dans les braises. Som, Adou, et puis Tolek-premier-fils… Leurs regards allaient de Niels à Irilia et ils avouaient clairement une terrible réprobation.
— C’est Irilia, dit Niels. Ma sœur. La fille de mon premier père…
— Nous le savons, lança sèchement Adou.
Niels détourna les yeux. Il regarda les flammes molles du feu, dit :
— Il faut que je parle avec elle.
Avec un ensemble parfait, les trois jeunes hommes se levèrent. Ils ramassèrent leurs armes – toutes leurs armes, afin que la présence d’Irilia ne vienne pas les souiller – et s’écartèrent. Adou jeta :
— Parle, Niels. Mais dépêche-toi. Chasse-la vite, Niels, avant que sa folie ne déclenche sur nous les forces du mal.
Il s’éloigna, avec Som et Tolek, d’une dizaine de pas. Puis ils s’assirent.
Niels eut un grognement. Il s’accroupit devant le feu et invita Irilia à en faire autant. Elle obéit. Ses genoux étaient nus, ronds et lisses. Elle portait une vieille cape en peau de loup sur ses épaules ; cette cape et sa robe de daim, c’étaient ses seuls vêtements. Elle mit ses mains à plat sur ses cuisses. C’étaient des mains marquées par la dent des épines, aux ongles cassés.
Cette grande joie tombée sur Niels était toujours là… mais elle n’était plus seule. Il y avait maintenant autre chose. Il y avait l’horrible sensation de se trouver soudain au bord d’un précipice sans fond, poursuivi par une armée de méchants esprits.
— Pourquoi as-tu fait cela ? dit Niels.
Il posa la question sans la regarder. Ses yeux étaient braqués sur la braise palpitante, et ils n’en bougeraient pas.
D’une voix posée, étrangement calme, Irilia dit :
— Si je dois être punie, Niels, que ce soit par toi. Si je dois mourir pour ce que j’ai fait, que ce soit de ta main.
— Qui a parlé de mort ? grogna Niels. Mais c’est de la folie, Irilia. Ce que tu as fait est un crime, et c’est contre la loi. Ta présence ici est peut-être un danger pour Som, Tolek et les autres, tous les autres, même ceux qui ne font pas le Voyage dans notre groupe. Tu peux attirer toutes les malchances sur eux, Irilia, par ta conduite qui est une offense à la parole des Dieux.
— Tu vas me chasser, Niels ?
— Par les Dieux de l’Autre Ciel, Irilia… Il faut que tu partes, il faut que tu retournes au village. Il le faut, et…
— Regarde-moi,. Niels, quand tu prononces de telles paroles.
Niels ne bougea pas. La fente grise de son regard se rétrécit davantage encore, fixant plus durement le feu.
— Tu vas me chasser, Niels ? demanda Irilia. Tu crois, toi aussi, que ma présence peut déchaîner les forces obscures ? Tu crois que je suis un danger pour toi ?… Alors, si c’est ainsi, Niels, tue-moi. Tue-moi ici, tout de suite. Par ton geste, tu effaceras mon insoumission et tu gagneras des faveurs, certainement, auprès des Dieux qui nous regardent.
Niels ne dit rien. Ses épaules se tassèrent un peu. Après un grand moment de silence, il dit :
— Pourquoi, Irilia ?
Et toujours la voix d’Irilia était calme, posée, lorsqu’elle répondit :
— Personne ne peut décider pour moi, Niels. Pas même les Dieux, ni les lois. Je ne veux pas de cette vie dans le village, soumise, en attendant l’inconnu qui viendra et me prendra. Je t’aime, toi, Niels. Toi et rien d’autre. C’est ta vie que je veux. Voilà. Je suis partie du village et j’ai marché sur vos traces. Je ne voulais pas être surprise, je ne voulais pas qu’ils me voient, tous. J’aurais essayé de te contacter, toi seul… Mais, cette nuit, j’avais froid. J’avais peur aussi. Je me suis trop approchée de votre feu.
Il y eut un court instant de silence, puis elle reprit :
— Tu peux faire ce que tu veux, Niels. Tu peux me tuer si tu le juges bon. Tu peux me renvoyer. Si tu me le dis, je partirai. Plus rien n’aura d’importance.
— Ceux du village ? demanda Niels.
— Je crois qu’ils me cherchent. Ils doivent se douter… En tout cas, notre père se doute, lui. Ils se sont peut-être déjà lancés à ma poursuite pour vous protéger et me tuer. Mais, s’ils savent que je cherche à te rejoindre, ils ne savent pas dans quelle direction tu es parti. Moi, je le savais. Tu me l’avais dit, Niels. Pourquoi me l’avais-tu dit ?
— Tais-toi, Irilia.
— Tu me l’avais dit, continua doucement Irilia, parce que tu espérais. Parce que, tout au fond de toi, tu espérais que, un jour, moi aussi je partirais dans cette direction. Tu te moques des coutumes, Niels. Toi aussi, comme moi… Mais tu en as encore un peu peur, c’est tout.
Il cessa de fixer le feu pour regarder Irilia. Elle était toujours à genoux, les mains à plat sur la jupe tendue. Il y avait sur son visage une sérénité parfaite, dans ses yeux un calme tranquille. Elle ne se croyait pas plus forte, ni supérieure, ni rien de ce genre. Elle affirmait ses convictions tout à fait normalement.
Pendant longtemps, le silence lia ces deux-là, les enveloppa, les roula au creux d’une vague profonde.
— Dis-moi que tu ne crois pas aux légendes, demanda Irilia. Dis-le, Niels, ou bien chasse-moi.
Niels dit :
— Tu te trompes, Irilia. J’y crois.
Et c’était vrai. Et ce qu’il y avait en Niels était bien pire que de ne plus croire aux légendes… Car il y croyait, comme il croyait que tout homme doit respecter les lois. Il le croyait fermement… Et pour un visage de jeune fille, pour Irilia et ses longues mains griffées, pour ses genoux ronds, sa taille souple et sa poitrine fière, pour ses yeux si grands, si brûlants, il était prêt, Niels-le-long, à désobéir aux Dieux et aux ancêtres.
Non, il ne reniait pas ses croyances. Il les rejetait. Il les oubliait. Consciemment. Il était comme un homme au cœur de l’hiver qui s’éloigne du feu pour marcher dans les solitudes glacées, parce qu’on ne peut éternellement rester auprès du feu. Pour Irilia, il se bouchait les oreilles et les yeux.
— J’y crois, répéta-t-il.
Et il se leva. Et il marcha dans l’ombre, vers ses compagnons qui attendaient.
Ils étaient accroupis et ne bougèrent point. Niels s’arrêta à deux pas.
Ce fut Adou qui demanda :
— Eh bien ! Niels, quand va-t-elle partir ?
Niels jeta un coup d’œil vers le feu. Le visage de la jeune fille, caressé par la chaude clarté de la flamme, était tourné dans leur direction.
— Elle ne part pas, dit Niels.
Il y eut un silence stupéfait. Niels ajouta :
— Ou plutôt, je pars avec elle.
— Comment peux-tu faire cela ? gronda Tolek. C’est elle qui est venue ici, et elle peut retourner d’elle-même au village pour y recevoir son châtiment. Tu n’as pas à l’accompagner, Niels, car tu es en Voyage, et les esprits des Dieux ne te soutiendront plus, si tu enfreins les coutumes.
— Je pars avec elle, dit Niels. Mais pas pour la ramener au village. Je ne suis plus en Voyage, et l’esprit des Dieux vient de m’abandonner.
— Tu veux dire que…
Niels acquiesça. Il se sentait bizarrement calme, lui aussi. Dans l’ombre épaisse, on pouvait voir les yeux agrandis, atterrés, de ses compagnons.
— Oui, dit Niels. Je veux dire ce que tu penses, Adou. Je ne sais pas encore comment ni où, mais je sais que je vais vivre avec Irilia. Je sais que je vais la défendre et l’aimer, et la prendre pour femme.
— Les Dieux t’épargnent ! jura Som. Niels, tu es fou ! Elle a mis du poison dans ta tête… C’est… Niels, enfin ! elle est ta sœur et tu connais les lois qui…
— Je connais les lois, oui, dit Niels. Maintenant, je m’en vais. Pardonnez-moi d’avoir peut-être attiré la malchance sur vous.
— Non ! cria Adou.
D’un bond, il se dressa sur ses pieds. Il allait bondir sur Niels mais, plus rapide encore, celui-ci avait déjà tiré sa hache de sa ceinture. Un court instant, les deux hommes demeurèrent figés face à face. Puis Adou soupira, détendit ses muscles et recula d’un pas.
— Souvenez-vous, dit Niels. Je vous tuerai si vous essayez de lui faire du mal ou si vous en voulez à ma vie.
— Tu es fou, dit Adou. Le mal est en toi.
— Mais je pars. J’emporte le mal avec moi.
— Tu ne pars pas. C’est nous qui partons. Ce lieu est souillé, maintenant. Il attirera les mauvais esprits et les fils d’Ib qui rôdent ! Puissent-ils vous dévorer tous les deux, Niels, toi et cette folle qui t’a mangé le crâne !
Niels ne répondit pas. Il regarda se lever ses anciens compagnons. Il les regarda s’éloigner après avoir ramassé leurs armes. Il les entendit un instant qui marchaient rapidement dans les fourrés. Puis il ne vit et n’entendit plus rien.
Alors, il tourna les talons et marcha vers le feu.
En lui, ce n’était plus le chaos. Il reviendrait peut-être, le chaos, il reviendrait même certainement mais, pour l’instant c’était la paix. C’était une haute chaleur. C’était un sourire vivant qui coulait dans ses veines, comme il était sur ses lèvres et dans ses yeux.
En lui, il y avait aussi cette petite pointe d’étonnement, pour ce qui est de la rapidité avec laquelle on se damne…
Devant Irilia, il s’arrêta. Puis s’agenouilla.
Il demanda :
— Veux-tu manger, Irilia-qui-sourit ?
Ce n’étaient plus les larmes du malheur qui coulaient sur les joues de la jeune fille. Elles étaient belles à voir, bonnes à boire. Niels les but.